mercredi 22 février 2012

2012, année de tous les périls ?


Joseph Stiglitz commente les récents déboires de l’économie états-unienne, qui sonnent comme un réveil pénible pour les tenants du « rêve américain ». C’est grâce au statut particulier du dollar que Washington jouit encore d’une autorité disproportionnée au regard de ses capacités économiques objectives. 

Jusqu’à présent, les Etats-Unis réussissaient à dissuader militairement toute contestation de leur rente. Néanmoins leur position est de moins en moins tenable, que ce soit moralement ou militairement, face aux puissances émergentes. Dans cette perspective, le double véto russe et chinois du 4 février sonne comme un rappel au principe de réalité.

Un rééquilibrage est inéluctable, et c’est aux conséquences géopolitiques de ce réajustement économique que nous allons assister en 2012 selon le prix Nobel d’économie
.


2011 restera l’année au cours de laquelle beaucoup d’Étasuniens, pourtant généralement optimistes, ont commencé à perdre espoir. Le président Kennedy avait déclaré que la marée montante soulève tous les bateaux ; mais maintenant qu’elle descend, les Étasuniens réalisent que non seulement les plus gros bateaux ont eu la chance d’être portés bien plus loin, mais que les plus petits ont été réduits en morceaux.

Pendant une courte période, des millions de personnes pensaient à plus ou moins juste titre qu’elles pouvaient peut-être réaliser le « rêve américain ». Maintenant ce rêve aussi s’efface. Les Étasuniens qui avaient perdu leur emploi en 2008 ou 2009 ont épuisé toutes leurs économies en 2011. Ils n’ont plus droit au chômage. Les gros titres des journaux annonçant de nouvelles embauches, mais pas suffisamment pour accueillir les nouveaux entrants sur le marché du travail, n’ont guère de sens pour les chômeurs âgés de 50 ans sans grand espoir de retrouver jamais un travail.

Les gens d’âge moyen qui pensaient qu’ils ne resteraient que pendant quelques mois sans emploi réalisent maintenant qu’ils ont été mis en fait à la retraite de force. Les étudiants nouvellement diplômés qui doivent rembourser des prêts d’étude s’élevant à des dizaines de milliers de dollars ne trouvent pas de travail. Des personnes qui ont dû demander l’hospitalité à des parents ou amis sont devenues SDF. Les maisons achetées lors du boom immobilier et remises sur le marché n’ont pas trouvé acquéreur ou ont été vendues à perte. Plus de sept millions de familles américaines ont perdu leur maison.

Le talon d’Achille du boom financier de la dernière décennie est maintenant apparent en Europe aussi. Les hésitations sur la conduite à tenir à l’égard de la Grèce et le choix de l’austérité par les principaux pays du continent ont coûté cher à l’Europe l’année dernière. L’Italie a été frappée par la contagion. En Espagne, le chômage qui se rapprochait déjà de 20 % au début de la récession a continué à progresser. On a même commencé à envisager l’impensable : la fin de l’euro.

Cette année pourrait être encore pire. On ne peut exclure que les USA résolvent leurs problèmes politiques et finissent par adopter les mesures de stimulation économique nécessaires pour ramener le taux de chômage à 6 ou 7 % (viser le taux d’avant-crise de 4 ou 5 % est sans doute trop ambitieux). Mais c’est tout aussi improbable que de voir l’Europe arrêter de considérer l’austérité à elle seule comme la mesure qui lui permettra de résoudre ses problèmes, alors qu’elle va exacerber le ralentissement économique. En l’absence de croissance, la crise de la dette et celle de l’euro s’aggraveront. Et la longue crise amorcée par l’éclatement de la bulle immobilière en 2007 et la récession qui a suivi vont se prolonger.

Les principaux pays émergents qui ont réussi à échapper aux tempêtes de 2008 et 2009 pourraient avoir quelques difficultés pour faire face aux problèmes qui se dessinent à l’horizon. Le Brésil est déjà en panne de croissance, ce qui alimente l’anxiété de ses voisins d’Amérique latine.

Il faut compter aussi avec les problèmes à long terme tels que le réchauffement climatique, les autres menaces environnementales et l’accroissement des inégalités presque partout. Certains de ces problèmes s’aggravent, tandis qu’un chômage élevé pousse les salaires à la baisse et aggrave la pauvreté.

Reste cependant un aspect positif : la résolution des problèmes à long terme faciliterait la résolution des problèmes à court terme. L’accroissement des investissements pour adapter l’économie au réchauffement climatique stimulerait la croissance et la création d’emplois. Une fiscalité plus progressive et redistributive réduirait les inégalités et le chômage en relançant la demande. Une imposition plus importante à l’égard des plus fortunés permettrait de financer les investissements publics nécessaires et d’accorder une protection sociale à ceux qui sont au bas de la pyramide des revenus, notamment les chômeurs.

Une hausse équilibrée des revenus fiscaux et des dépenses publiques diminuerait le chômage et augmenterait la production sans creuser nécessairement le déficit budgétaire. Le risque est cependant de voir la politique et les considérations idéologiques des deux cotés de l’Atlantique (mais sans doute davantage aux USA) bloquer toute tentative en ce sens. La fixation sur le déficit va conduire à une réduction des dépenses sociales, ce qui augmentera les inégalités. Bien qu’elle soit manifestement contre-productive (notamment quand le chômage est élevé), la priorité constamment donnée à l’offre empêchera d’accroître la fiscalité des plus riches.

Même avant la crise, un rééquilibrage du pouvoir économique mondial était déjà en cours. La correction d’une anomalie historique de 200 ans durant lesquels la part de l’Asie dans le PIB mondial a dégringolé de prés de 50 % à un minimum inférieur à 10 %. En Asie et dans d’autres pays émergents, l’engagement pragmatique en faveur de la croissance se démarque sans ambiguïté des mesures mal inspirées de l’Occident, qui sous l’influence de l’idéologie et d’intérêts particuliers peut donner l’impression de s’engager contre la croissance.

Aussi le rééquilibrage économique mondial va-t-il très probablement s’accélérer, entraînant des tensions politiques. Étant donné les problèmes auxquels est confrontée l’économie mondiale, nous aurons de la chance si elles ne se manifestent pas au cours des 12 prochains mois.
Joseph Stiglitz

Joseph Stiglitz est un économiste américain né le 9 février 1943 qui reçut le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel en 2001 (pour un travail commun avec George Akerlof et Michael Spence). Il est un des fondateurs et un des représentants les plus connus du « nouveau keynésianisme ». Il a acquis sa notoriété populaire à la suite de ses violentes critiques envers le FMI et laBanque mondiale, émises peu après son départ de la Banque mondiale en 2000, alors qu'il y était économiste en chef.

Parmi les recherches les plus connues de Stiglitz figure la théorie du screening, qui vise à obtenir de l’information privée de la part d’un agent économique : cette théorie, avec les lemons d’Akerlof et l’effet signal de Spence, est à la base de l’économie de l'information et du nouveau keynésianisme. Il s'intéresse aussi à l'économie du développement. Il a été président du collectif de conseillers économiques de Bill Clinton et vice-président de la Banque mondiale. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont « Un autre monde : contre le fanatisme du marché » et « Le Triomphe de la cupidité »

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